Chiffres, faits, humains



Je me fous de ce qu’on appelle la normalité. Je ne me demande pas si j’en fais partie ou non. Cette question — piège de l’appartenance — est le chemin assuré vers le manque de discernement. Mais surtout, se positionner par rapport à quoi, exactement ?

La réalité, comme la normalité, sont des outils de duperie. Il n’existe pas une réalité unique que tous les chiffres de la terre pourraient quantifier, et que détiendraient les « gens éclairés » ou les politiques. Les nombres sont inaptes à révéler ce qui constitue l’être humain, cet univers dans l’univers.

Pour mieux assujettir, on caricature, on catégorise, on case, on dépossède : nos qualités, nos particularités, nos nuances. La gestion de masse est une fumisterie, et le signe avant-coureur d’un échec sociétal. Il en va de même pour toute tentative de cartographier l’humain. L’individu est insondable. Point.

Je ne suis même pas d’accord avec l’idée selon laquelle on devrait juger quelqu’un à ce qu’il fait plutôt qu’à ce qu’il dit. Plus juste serait d’étudier le lien entre ses paroles et ses actes. Mais toute tentative d’approche est déjà vouée à ne rien dire.

L’individu est insondable. Alors les peuples… même « à la louche »… Tant que nous persisterons à penser global, nous resterons dans la caricature, dans le ridicule, et dans l’assassinat de ce qui fait notre nature profonde.

Et pourtant, le collectif compte. Faire société a du sens. Je ne défends pas ici l’individualisme forcené, mais je dénonce l’étroitesse des outils de catégorisation institutionnels. Je veux également dégonfler cette soif de cerner ,de s’approprier, de contrôler l’individu.

Notre compréhension du monde passe par la synthèse, mais cette synthèse débouche trop souvent sur des portraits partiels, partiaux, liberticides. Nous vivons sous la pression du « faire », dans une société qui nous pousse à « avancer ». Alors on tente de saisir une personne dans une idée, et on finit par croire que cette idée est la personne elle-même. C’est pratique, certes. Mais c’est foncièrement, grossièrement, faux.

Il faudrait distinguer ce qui relève du besoin d’agir, et ce qui relève de l’analyse. On peut cerner un individu à grands traits, pour des raisons pratiques. Mais croire qu’on a fait le tour d’une personne en 80 jours… c’est à la fois prétentieux et réducteur. L’action appelle un jugement a priori, mais ce jugement ne doit jamais être pris pour une vérité. Aussi, cette humilité constante face à la vérité nous renvoie à plus de prudence et de tolérance.

Notre rythme de vie nous leurre. Cette course sans fin vers nulle part nous interdit de vivre sans agir, de vivre sans courir. On ne prend plus le temps de s’arrêter, de laisser le temps couler dans la tête — dont c’est pourtant l’oxygène. Même dans un tempo lent, on vit à la double croche.

Il faut ralentir. Ralentir ce rythme de production auquel tout notre temps est sacrifié. S’arrêter. Penser.

Je suis souple avec les gens parce que je ne suis pas un homme d’action. Je les laisse respirer. Je les regarde s’élancer, sans refermer le couvercle du jugement. Quand on étudie le gorille, on garde ses distances. On n’écrase pas son territoire pour prouver qu’on existe. À ce moment-là, exister importe peu. Ce qui compte, c’est la vigilance, l’écoute. Être l’arbre dans la forêt.

Je désespère qu’on n’ait plus le temps de vraiment se rencontrer. On se croise. C’est tout.

Nous n’avons plus le temps d’être humains, d’être infini — ni dans les métiers censés prendre soin de l’humain, comme la psychologie, ni dans nos vies privées, où chacun devient la marchandise de l’autre.

Ce monde va flamber, et ce ne sera pas par manque de politique. Ce sera par manque de considération pour ce qui fait notre humanité.