Le pragmatisme pur



Il existe une tentation permanente dans nos sociétés modernes : celle de vouloir tout rationaliser, tout optimiser, tout rendre fonctionnel. Dans cette logique, la politique devient gestion, le citoyen devient usager, et l’humain… un simple rouage dans une machine.

Mais cette vision purement pragmatique, si elle séduit par son apparente efficacité, porte en elle les germes du chaos.

Le pragmatisme, lorsqu’il devient absolu, n’a plus rien de politique. Il repose sur une idée simple : faire ce qui fonctionne. Peu importe le sens, les valeurs, l’identité, tant que la mécanique tourne.

Inspiré des méthodes managériales ou des logiques d’ingénierie, ce modèle transforme la démocratie en tableau Excel, et le débat en coût-bénéfice.

Pourtant, la politique ne se réduit pas à une simple gestion de flux ou de ressources. Elle est, comme l’écrivait Hannah Arendt, « l’espace de l’apparition », le lieu où les individus se rassemblent, se confrontent, se reconnaissent. Elle est le théâtre du vivre-ensemble, de l’imprévisible, du conflit légitime.

Or, rationaliser l’individu, c’est nier ce qui fait de lui un sujet politique. Ce n’est pas un algorithme, ni un “agent rationnel” comme dans les modèles économiques. Il est affectif, parfois contradictoire, souvent incompris, mais toujours porteur d’une histoire, d’un imaginaire, d’un besoin de reconnaissance.

À force de vouloir tout planifier, tout rendre efficace, les gouvernements finissent par produire l’inverse de ce qu’ils cherchent : du désordre. Car une société sans écoute ni sens devient une société violente.

La révolte ne naît pas seulement de la misère, mais aussi du sentiment d’invisibilité. Quand les décisions tombent d’en haut, sans considération pour les vécus, les particularités ou les identités, les citoyens ne se sentent plus représentés : ils se replient, se braquent, ou explosent.

L’histoire regorge d’exemples. Les régimes technocratiques finissent toujours par susciter colère, révolte ou désintégration. À trop vouloir appliquer des recettes froides et universelles, on oublie la chaleur humaine qui fonde toute communauté politique.

La politique, si elle veut éviter le chaos, doit retrouver sa fonction première : faire société. Cela suppose de ne pas chercher à tout rationaliser, mais au contraire à faire place à l’altérité, à la parole, à l’imperfection.

Cela suppose aussi de se rappeler que l’humain n’est pas un problème à résoudre, mais un mystère à comprendre, un lien à tisser, une voix à entendre.